Tout part d'une question mal posée : existe-t-il un phénomène de concurrence entre les abeilles solitaires et les abeilles mellifères ?

Assurément, et ce, depuis des millions d'années. Comme toute espèce du règne animal, les abeilles sont en concurrence pour la nourriture et le gîte. Les plus concurrentielles survivent, les autres s'adaptent ou disparaissent. Au fil de son évolution conjointe avec d'autres espèces, l'abeille mellifère s'est donc ajustée à une certaine niche écologique. Contrairement à d'autres insectes, elle a développé une organisation sociale, un langage de communication, stocke de la nourriture en été pour survivre en hiver. Sa particularité - en termes de comportement de butinage - repose sur sa spécialisation dans les grands ensembles floraux où les ressources (nectar, pollen) sont produites en très peu de temps et en très grandes quantités (arbres mellifères tels que les châtaigniers, monocultures telles que le colza). Sa mobilisation rapide et le nombre de butineuses qu'elle peut alors déployer (dont les pics de disponibilité correspondent justement à la floraison de ces grands ensembles) constituent des atouts majeurs pour la pollinisation de ces espèces végétales, qui ne pourrait être assurée exclusivement par les abeilles solitaires. L'abeille mellifère n'est pas non plus un insecte "tout-terrain" : sa langue est relativement courte par rapport à d'autres pollinisateurs, limitant par là son accès au nectar. Elle est aussi timide (elle se laisse facilement chasser des fleurs) et fort frileuse (elle ne sortira pas butiner si les températures sont basses, contrairement à d'autres espèces comme le bourdon).

Ces éléments posés, revenons un instant sur les origines du débat.

Depuis quelques années, les scientifiques observent, impuissants, un effondrement massif de tous les insectes. L'abeille mellifère est également victime de ce phénomène mais ce dernier est - en partie - compensé par la courageuse persévérance des apiculteurs qui tentent, année après année, de maintenir leurs cheptels. Les données n'en demeurent pas moins inquiétantes. En 2017, la publication d'une étude1 réalisée en Allemagne dans 96 zones protégées tire la sonnette d'alarme : le nombre d'insectes a décliné de 76% en 27 ans. Le chiffre monte même à 82% au milieu de l'été. Les auteurs notent ainsi : "On ne parle pas seulement des espèces vulnérables mais de toute la communauté des insectes ailés qui a été décimée ces dernières dizaines d'années" (Hallmann et al. 2017 p.14).

Le 26 janvier 2018, J. Geldmann et J. P. González-Var publient dans la prestigieuse revue Science un article2 qui identifie deux facteurs retardant l'émergence d'une solution vis à vis de ce déclin. Le premier est une propension (dans certains pays à forte activité professionnelle apicole) à l'utilisation excessive des zones naturelles comme refuges pour les abeilles mellifères, menaçant dès lors les pollinisateurs vivant dans ces réserves. Le deuxième est une tendance à focaliser les initiatives de protection et de défense des pollinisateurs exclusivement sur l'abeille mellifère. Tout en considérant l'intérêt de cette dernière comme sentinelle de l'environnement et sans pour autant remettre en cause l'apiculture urbaine, ils soulignent donc la double problématique d'une sensibilisation du grand public à la survie exclusive de l'abeille mellifère et le danger (illustré par l'installation de 2700 ruches dans un seul parc national espagnol au climat aride) d'une trop grande densité d'abeilles mellifères par rapport aux ressources disponibles. Les auteurs rappellent également les causes de l'effondrement : les pesticides, les maladies et la diminution importante de la diversité florale dans les zones rurales.

Ces considérations, pleines de bon sens, ne concernent donc pas les villes. Il serait en outre hâtif de décréter un phénomène de compétition à Bruxelles : le déclin des abeilles sauvages ne saurait faire l'objet d'une affirmation sans un inventaire préalable de la population de ces dernières et ce, sur plusieurs années.
Enfin, les statistiques issues du recensement européen de 2017 montrent que le nombre de ruches dans la capitale est plutôt en diminution, un phénomène également observé en Wallonie et par le SPF Environnement sur ces trente dernières années. Si l'engouement pour l'abeille mellifère est bien présent, il concerne surtout des passionnés d'écologie, qui pratiquent (ou pas) l'apiculture à très petite échelle, tant comme hobby qu'à des fins de sensibilisation.
Aussi nous regrettons l'approche polémique utilisée par certains scientifiques et médias pour aborder cette problématique. Leur communication non nuancée, faisant abstraction des faits dans l'unique objectif de créer le "buzz", d'attirer l'attention médiatique et de débloquer des financements, se fait en dépit du bon sens. Elle montre en outre une méconnaissance totale de la biologie de l'abeille mellifère (description caricaturale d'un insecte "dominateur") et de la réalité apicole urbaine.

Nos apiculteurs sont avant tout des amateurs qui pratiquent une apiculture de très petite taille (1-3 ruches au fond de leur jardin ou sur un toit), sans volonté de profit ni même celle de produire du miel. Un sondage réalisé en 2018 parmi nos étudiants indique que leurs motivations sont bien plus ancrées dans la préservation et le bien-être des abeilles et dans le partage de leur passion. Egalement, les apiculteurs sont des acteurs de première ligne dans la sensibilisation du grand public. Par exemple, lorsque les pompiers ou les administrations nous appellent pour recueillir les essaims, il est assez courant qu’il ne s’agisse pas d'abeilles mellifères, mais d'osmies, de bourdons, de guêpes, de frelons européens, auquel cas nous passons parfois des heures à essayer d'empêcher leur destruction. Lors des animations, conférences et évènements locaux, ce sont annuellement des milliers de gens que nous sensibilisons au déclin - non de l'abeille mellifère uniquement - mais de tous les pollinisateurs.

Aussi, la SRABE regrette certaines orientations prises par l’administration régionale sans aucune concertation avec notre association (qui représente pourtant largement le monde apicole bruxellois) comme l'exclusion arbitraire de ruches de certaines zones ou la préparation de restrictions légales sur base d’interprétations abusives de recherches  - partialement sélectionnées - sur la relation entre pollinisateurs (alors que beaucoup d’autres scientifiques sont nettement plus nuancés dans leurs propos voire totalement à l’opposé). En plus d'aller à l’encontre de toute logique et de s’avérer contre-productives, ces mesures sont catastrophiques dans la cohérence du message diffusé à la population. Elles mènent ainsi à nous interroger sur l’intérêt d’une telle stratégie, loin de toute préoccupation pour la survie des pollinisateurs. La SRABE souhaiterait dès lors voir émerger une approche collaborative plutôt que dichotomique. Il s'agit d'unir nos efforts sur les vraies causes de la disparition de ces insectes: l'utilisation massive des pesticides, la disparition des plantes nectarifères et pollinifères, le recul des lieux d’habitat, le réchauffement climatique et ses dérèglements saisonniers ou encore l'arrivée récente dans notre pays du frelon asiatique, espèce invasive capable de décimer une colonie entière en quelques semaines.

Aussi, nous regrettons de ne pas avoir été consultés sur le sujet et formulons aimablement le souhait d'être entendus au plus vite par les autorités politiques régionales avant toute prise de décision officielle.



Pour Bruxelles m’abeilles / SRABE
Yves Van Parys -  Sophie F. Dufresne